mardi 10 juin 2008

Mort programmée d'un étalon





Avant de rentrer chez lui Marco Ferrero s’arrête chez Simon. Commande une bière. L’avale d’un trait. Puis engloutit la seconde. Une troisième. L’arrivée prévisible de Gérard Lavielle lui fournit le prétexte d’une quatrième…
Désormais seul le patron tient les comptes.
Les habitués entrent, boivent, remplacés par de nouveaux consommateurs, des amoureux, des paumés de tous poils, sans oublier les quelques touristes en quête de sensations nouvelles.
Marco, le nez dans son verre ne voit rien, n’entend ni les conversations ponctuées de rires ou d’insultes, ni le cliquetis des verres, ni le ronronnement du réfrigérateur, pas plus que le bourdonnement des mouches.
Marco est ailleurs. Dans l’ailleurs de cette journée à peine écoulée.
Gérard fixe un point invisible au-dessus de l’épaule de Marco. Au-delà de la vitre crasseuse, au-delà du parking, au-delà de l’autoroute, à quelques centaines de mètres derrière la colline, vers les enclos de la ferme des Aiguilleries dont on aperçoit le toit d’ardoises bleuâtres.
« Peut-être bien qu’il pense aussi à la petite ».
Pour sa part, dans la mousse de sa bière Marco ne distingue que la silhouette de l’étalon.
Le soleil disparaît derrière la colline, à l’à pic de la carrière.
— On remet ça ? propose Gérard.
Marco considére gravement la question. Une nouvelle tournée avant les foudres conjugales ? Une autre bière… Pourquoi pas ! Soudain le mot « bière » revêt une connotation morbide.
— Non. Fini pour moi.
D’un geste ample il englobe le bar, la fenêtre, les collines… la ferme maintenant presque invisible, noyée dans une semi obscurité grisâtre.
— Putain de cheval ! Paraissait même pas fatigué. On l’avait pourtant bien travaillé, hein Gérard ?
— Il avait même pas l’air vicieux…
De toute la journée l’étalon n’avait montré aucun signe de fatigue. Toujours plein de pétrole. Aussi vert l’après-midi que le matin. Il leur avait fait systématiquement mordre la poussière à l’un comme à l’autre. D’un coup de cul, d’une ruade, comme ça… Innocemment. Pour un peu il en aurait eu l’air repentant.
— C’est putain de bon… quand un canasson te dit merde.
Gérard fait la moue. Après tout ce cheval c’est le sien. Invendable maintenant. Surtout depuis l’accident. N’empêche que la gosse à Vernet, elle aurait pas dû traîner par là.
Simon s’approche pour encaisser et retourne la soucoupe.
— Payé, annonce-t-il à la galerie, selon son habitude et celle de son père avant lui. Alors ? La môme, elle va s’en tirer ?
— Elle est à l’hosto.
Simon renifle bruyamment en tortillant du nez .
— Sale affaire. J’ai toujours dit que depuis que sa femme l’a plaqué, le Vernet y peut pas tout assurer.
Marco Ferrero hausse les épaules. Pour lui, ce n’est ni Vernet, ni sa femme, ni l’amant de sa femme… Le problème. C’est ce putain d’étalon. Et en matière de chevaux Marco en connaît un rayon… Mais ce coup-là, il l’a pas vu venir .Tous les chevaux on peut les dresser. Un cheval méchant ça n’existe pas. Des trouillards, oui. Des malins et des vicieux, oui. Des méchants : Jamais. On lit tout dans leurs yeux. Comme dans les yeux des hommes. Pas la peine de leur murmurer quoique ce soit à l’oreille pour savoir… Celui-là c’était un tendre. Il avait le regard doux et humide d’une femelle prête à recevoir l’hommage du mâle. Facile à approcher, à caresser, à seller même ! Mais pas question de le monter…
Une fois le cavalier à terre et terriblement humilié, l’étalon le contemplait gravement, paisible, surpris que l’homme ne puisse assimiler une vérité aussi simple qu’évidente.
Marco jette un regard vers Gérard. Gérard muré dans son silence. Un autre vers Simon maintenant occupé à compter la recette. La salle s’est vidée sans qu’ils s’en soient aperçus.
— Putain, va falloir que je le fasse piquer.
— Il est trop beau pour ça ! Vends-le.
— Personne en voudra maintenant. Et puis, j’ai de la moralité !
Marco ne trouve rien à redire. Surtout question moralité. Dans quelques instants, ils vont quitter le bar, le sort de l’étalon est scellé, bouclé, décidé… . La perspective de la mort proche chavire le cœur du vieux journalier. L’amorce d’une seconde il s’imagine l’achetant et lui rendant sa liberté.
— Tu pourrais l’emmener en Camargue et le relâcher? suggère Marco.
— Dans tes rêves…
Gérard ferme les yeux… chavauche au-delà de la colline, au-delà de l’autoroute, droit vers le sud en un galop fulgurant.
Marco soupire.
— Faut que j’y aille. Ma femme va encore râler. A demain.
Lavielle hésite un instant.
— Tu crois que je devrais appeler Vernet ce soir ? Juste pour des nouvelles de la gosse ?
— Des nouvelles on en a, interrompt Simon. Debout, derrière son comptoir, il a l’air d’un con.

Y viennent de l’annoncer à la radio.

La petite vient de mourir.

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